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Humani-Story I Au-delà des maux / When suffering goes beyond words I Texte de Stéphane P. Rousseau

Avertissement : à travers les "Humani-Story", nous vous proposons de découvrir des souvenirs de mission de travailleurs humanitaires. Les faits relatés sont des histoires vécues et nous vous informons que certains passages peuvent perturber les lecteurs les plus sensibles. Merci de votre attention.


Warning: through the "Humani-Story" series, you will discover memories ofhumanitarian workers' missions. The stories are based on true experiences and we inform you that some passages may disturb the most sensitive readers. Thank you for your attention


English version below


AU-DELA DES MAUX...


J’étais à Paris, à la gare Saint-Lazare, et j’allai m’acheter un petit encas à une de ces petites sandwicheries ambulantes. Le vendeur était asiatique, et l’envie me prit alors de m’adresser à lui en khmer, sachant qu’un grand nombre de réfugiés cambodgiens sont installés en France. Il me regarda avec surprise, mais ne semblait pas comprendre. Je tentai alors en lao. Toujours pas ; mais il avait saisi, et il s’adressa à moi avec un intérêt certain :


- Comment ça se fait que vous parlez ces langues ?

- Parce que je travaille dans les camps de réfugiés en Thaïlande – lui répondis-je.


Ses yeux s’ouvrirent alors tout grands, et il me dit précipitamment :


- Attendez !


Il confia alors précipitamment la boutique à son collègue, et en sortit aussitôt pour me rejoindre, et me posa alors, nerveusement, la question :


- Alors, comme ça, vous travaillez auprès des réfugiés d’Indochine ?


Je le lui confirmai, lui parlant des camps de Khao-I-Dang, de Phanat Nikom, etc. Et c’est alors qu’il éclata en sanglots :


- Alors vous… vous pouvez me comprendre…


Son histoire était l’histoire tragiquement classique de trop de réfugiés indochinois : il était un de ces boat people vietnamiens, dont on avait tant parlé dans les années 80 ; il s’était enfui du Vietnam avec sa famille sur une petite embarcation de fortune. Lors de la traversée, leur bateau fut attaqué par les pirates et c’est sous ses yeux que sa jeune sœur se fit violer, et sa mère égorgée, puis jetée par-dessus bord…


- Depuis cet instant – me dit-il – je ne peux plus voir la mer, et je ne peux avoir aucune sexualité.


Sa vie s’était brisée à jamais ce jour-là. Mais surtout, il ne pouvait fairepart de cette douleur à quiconque. Il avait bien tenté, autrefois, mais il s’était vite rendu compte que les Français ne pouvaient saisir l’ampleur de l’horreur qu’il avait vécue, ou bien, qu’ils préféraient tout simplement ne pas y croire. Et lui de rester alors muré toute sa vie dans son silence, enfermé dans sa souffrance.


La souffrance extrême est indicible ; c’est pourquoi les Cambodgiens aussi restent souvent silencieux quand on aborde la période khmère rouge…


Le docteur Jean-Pierre Hiegel était un psychiatre français absolument remarquable ; il avait entre autres instauré à l’hôpital de Khao-I-Dang un service de consultation psychiatrique très novateur, à double référence : c’est-à-dire que les « Kru Khmers » - ces guérisseurs traditionnels khmers – confiaient au psychiatre français les patients dont ils se rendaient compte qu’ils n’étaient pas de leur ressort ; et vice versa, le psychiatre français envoyait les patients aux « Kru Khmers », quand il voyait que ça leur faisait du bien*.


Or, Jean-Pierre, un jour, me raconta le cas suivant : il s’agissait d’une femme à qui un soldat khmer rouge avait arraché son bébé des bras, l’avait lancé en l’air et, tel un bilboquet, l’avait rattrapé à la baïonnette, puis jeté à la poubelle… La maman « péta les plombs ». Et depuis ce jour, sa folie était devenue sa seule protection contre le vécu insupportable qui fut le sien. Jean-Pierre était alors pris dans un dilemme : en tant que psychiatre, il voulait la soigner et il pouvait sans doute le faire, mais – me dit-il – « fallait-il la ramener à la réalité quand celle-ci est aussi insupportable ? ». Il prit finalement la décision courageuse de ne pas tenter de la ramener à la raison, mais simplement de la soulager autant que faire se peut, par les méthodes traditionnelles des « Kru Khmers », et éventuellement par une aide médicamenteuse pour calmer les souffrances physiques qui pouvaient accompagner sa souffrance psychique. Mais la laissant dans sa folie de réconfort.


Un jour, un jeune sourd-muet cambodgien, avec qui j’avais tissé des liens d’amitié à l’école des handicapés de Khao-I-Dang, voulut me décrire ce qu’il avait vécu sous les Khmers rouges et m’expliquer pourquoi il était ainsi sourd et muet. Ne pouvant bien sûr pas s’exprimer par les mots, c’est par une gestuelle animée et particulièrement émouvante qu’il me décrivit les atrocités qu’il avait vécues : comment, blessé, il avait dû courir pour sauver sa vie ; mais aussi comment ses frères étaient tombés à ses côtés, s’étaient alors fait torturer puis abattre à coups de pioche dans la nuque. Les gestes violents de mon ami muet, brassant l’air dans un silence de mort, rendaient ce récit poignant, difficilement supportable.

Et je me rappellerai toujours la fin de son récit : son visage se ferma soudain, ses yeux devinrent brillants de larmes, et il fit plusieurs fois ce geste, posant sa main sur son front puis l’éloignant rapidement, signifiant : « Je veux oublier, je veux oublier… ».


Période Handicap International, Khao-I-Dang, 1985.


*Vivre et Revivre au camp de Khao-I-Dang – Une Psychiatrie humanitaire de Jean-Pierre et Colette Hiegel, Editions Fayard, 1996.


Extrait du livre de Stéphane P. Rousseau (pages 95-96) : "Tranches de vie d'un expat' de l'humanitaire - Petits extraits de trente ans de missions et de vie en Asie du Sud-Est" - disponible ici.


***************


WHEN SUFFERING GOES BEYOND WORDS...


I was in Paris, at the Saint-Lazare train station, and I went to buy a small snack at one of those little street sandwich shops. The vendor was Asian, and I felt like addressing him in Khmer, knowing that many Cambodian refugees are settled in France. He looked at me with surprise but did not seem to understand. I then tried in Lao. Still not, but he had understood, and he addressed me with a certain interest:


- How is it that you speak these languages?

- Because I work in the refugee camps in Thailand - I replied.


Then his eyes opened wide and he said to me hurriedly:


- Wait a minute!


He then hurriedly handed the shop over to his colleague, and immediately came out to join me, and then nervously asked me the question:


- So, you work with refugees from Indochina?


I confirmed this, telling him about the camps at Khao-I-Dang, Phanat Nikom, etc. And then he burst into tears:


- So, you... you can understand me...


His story was the classic tragic story of too many Indochinese refugees: he was one of those Vietnamese boat people, so much talked about in the 1980s; he had escaped from Vietnam with his family on a small makeshift boat. During the crossing, their boat was attacked by pirates and it was before his eyes that his young sister was raped, and his mother's throat slit, then thrown overboard...


- From that moment on - he said - I can no longer see the sea, and I cannot have sex.


His life was shattered forever that day. But above all, he could not share this pain with anyone. He had tried to do so, but he had quickly realised that the French could not grasp the extent of the horror he had experienced, or that they simply preferred not to believe it. And so, he remained walled up all his life in his silence, locked up in his suffering.


Extreme suffering is unspeakable; that is why Cambodians also often remain silent when the period of the Khmer Rouge is discussed...


Dr. Jean-Pierre Hiegel was an absolutely remarkable French psychiatrist; among other things, he had set up a very innovative psychiatric consultation service at Khao-I-Dang hospital, with a double referral system: i.e., the "Kru Khmers" - the traditional Khmer healers - would entrust the French psychiatrist with patients whom they realised were not within their remit; and vice-versa, the French psychiatrist would send patients to the "Kru Khmers" when he saw that it was going to help them*.


One day, Jean-Pierre told me of the following case: It was about a woman who had experienced a Khmer Rouge soldier snatching her baby from her arms, throwing it in the air and, like a cup-and-ball toy, catching it with a bayonet, then throwing it into a dustbin... The mother "went crazy". And since that day, her madness had become her only protection against that unbearable experience that was hers. Jean-Pierre was caught in a dilemma: as a psychiatrist, he wanted to treat her and he could undoubtedly do so, but - he told me - "should I bring her back to a reality which is so unbearable? " He finally took the courageous decision to not try to bring her back to her senses, but simply to relieve her as much as possible, by the traditional methods of the "Kru Khmers", and eventually by some medicinal support to calm the physical suffering that could accompany her psychic suffering. But leaving her in her comforting madness.

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One day, a young deaf-mute Cambodian, with whom I had made friends at the school for persons with disabilities in Khao-I-Dang, wanted to describe to me what he had experienced under the Khmer Rouge and to explain to me why he was deaf and mute. As he could not express himself in words, he described to me the atrocities he had experienced with animated and particularly moving gestures: how, wounded, he had to run for his life; but also, how his brothers had fallen by his side, had been tortured and then executed by a hit with a pickaxe in the neck. The violent gestures of my mute friend, stirring the air in a dead silence, made this story poignant and difficult to bear.

And I will always remember the end of his story: his face suddenly closed, his eyes became bright with tears, and he made this gesture several times, putting his hand on his forehead and then quickly pulling it away, meaning: "I want to forget, I want to forget…”.


Handicap International period, Khao-I-Dang, 1985.


*Vivre et Revivre au camp de Khao-I-Dang - Une Psychiatrie humanitaire by Jean-Pierre and Colette Hiegel, Editions Fayard, 1996.


Extract from the book written by Stéphane P. Rousseau (pages 95-96): "Tranches de vie d'un expat' de l'humanitaire - Petits extraits de trente ans de missions et de vie en Asie du Sud-Est" - available here.

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